« La Monnaie », Opéra de l’année!

« La Monnaie », Opéra de l’année!

« La qualité et l’audace de ses réalisations, peut-on lire sur le site du Théatre de la Monnaie, ont valu à notre maison la plus haute distinction qu’une institution lyrique puisse espérer : une récompense qui n’avait jamais jusqu’alors été décernée à une maison d’opéra non germanophone, celle de « Maison d’opéra de l’année » (Opernhaus des Jahres).
Ce prix est attribué par un jury composé de plusieurs dizaines des plus importants critiques européens réunis par Opernwelt, le magazine allemand de référence dans le domaine de l’opéra. Cette récompense considérable, comparable à ce que représentent les Oscars dans le monde plus médiatique du cinéma, confirme la place de la Monnaie parmi les maisons d’opéra de tout premier plan en Europe ! Un prix prestigieux auquel s’ajoute celui de la mei lleure production de l’année pour Les Huguenots de Meyerbeer dans la mise en scène d’Olivier Py et sous la direction musicale de Marc Minkowski.
Ces deux prix consacrent l’image de maison novatrice, maintenant au plus haut niveau la création lyrique. Un magnifique compliment pour le travail accompli par les équipes de la Monnaie. »

Ci-après l’entretien intégral donné par Peter de Caluwe à la revue Opernwelt :

Lamonnaie

Intuition et confiance

Peter de Caluwe, directeur de l’opéra bruxellois, évoque les missions, la politique artistique, la culture de dialogue, la philosophie et l’identité d’une maison qu’il conçoit comme l’« opéra de la capitale de l’Europe »

Monsieur de Caluwe, la Monnaie est le premier « opéra de l’année » situé en dehors de l’espace germanophone. Ce titre a-t-il de ce fait pour vous une autre importance ?

Certains facteurs valent bien évidemment autant pour nous que pour une maison allemande : l’impact sur le public, l’effet motivant au sein de la maison. Mais cela mis à part, le choix de la Monnaie comme « opéra de l’année » a en réalité une signification toute particulière. Car j’ai toujours voulu souligner que nous sommes une maison d’opéra européenne : la maison d’opéra de la capitale de l’Europe. Dans cet esprit, l’Allemagne et la France appartiennent autant à Bruxelles que nous à l’Allemagne et à la France. Et je crois que pour cette raison, nous avons aussi une mission très particulière : mes prédécesseurs Gerard Mortier et Bernard Foccroulle s’ingéniaient déjà à montrer à l’aide de l’art que les multiples manifestations nationales de la culture européenne produisent un ensemble harmonieux qui fonctionne sans que l’individualité de chacune de ses voix n’en pâtisse. Cela implique de continuer à développer cet héritage commun dans un processus collectif – la confrontation permanente avec les grandes œuvres ne laisse d’ailleurs rien entendre d’autre que cela. Je crois que la fonction de modèle européen de la Monnaie gagne toujours plus en importance. Le mot Bruxelles a autrement une connotation plutôt négative : on pense surtout à la bureaucratie et à la frénésie de réglementation. Il est d’autant plus important de montrer l’inverse.

Mais la Monnaie n’est pas que la maison d’opéra de la capitale de l’Europe, elle est aussi celle de la capitale de la Belgique – un pays qui a, au moins autant que l’Union européenne, besoin de modèles positifs.

Mon concept préféré pour la Monnaie est le suivant : nous devons être une vitrine culturelle, une vitrine ouverte sur l’Europe mais aussi, pour l’Europe, ouverte sur la Belgique. Les signaux que nous émettons par nos productions agissent dans les deux sens – et cela en premier lieu parce que les problèmes au niveau belge sont les mêmes qu’au niveau européen, mais à plus petite échelle. Je dirais même que c’est un avantage : les thèmes majeurs de l’Europe sont pour ainsi dire grossis à la loupe en Belgique. Prenez par exemple la question de l’identité, qui est notre thème conducteur pour la saison 2011/2012. Pour nous Belges, l’identité est complexe, du simple fait qu’elle ne se définit pas uniquement par la langue. Je suis par exemple flamand, et j’ai longtemps vécu à Amsterdam, où l’on parle la même langue qu’en Flandre. Mais les Flamands sont un peuple latin, marqué par une autre religion. Voilà pourquoi par exemple leur rapport à l’opéra est bien plus passionné qu’aux Pays-Bas.

Les deux productions les plus importantes de la saison passée, la confrontation de Parsifal de Wagner et des Huguenots de Meyerbeer, étaient-elles en ce sens conçues comme des opéras politiques ? Les thèmes de ces œuvres, dans l’une une société sans dirigeants, dans l’autre une lutte entre des groupes ethniques ennemis, le suggèrent en tout cas.

On peut après coup proposer cette lecture ; mais je ne crois pas que l’opéra ait pour mission de fournir des commentaires concrets sur l’actualité politique. Notre mission consiste à poser des questions fondamentales et à véhiculer des idées qui fassent prendre conscience au public de son propre point de vue. Si les gens repartent dans cet esprit, même si une représentation ne leur a pas vraiment plu, j’ai le sentiment d’avoir atteint mon objectif. Même s’il faut bien sûr tenir compte jusqu’à un certain point du besoin de divertissement du public, je persiste à penser que nous sommes subventionnés pour jouer un rôle dans la société. Et celui-ci ne consiste pas à mettre en avant des hommes politiques, mais à soulever les thèmes qui sont traités de manière atemporelle dans les grandes œuvres. Des histoires comme celles de Médée, d’Œdipe ou des Huguenots, qui sont toujours d’actualité aujourd’hui, mais qu’il faut sans cesse rappeler. Cela aussi parce qu’elles font partie de ce qui unit l’Europe. L’Europe possède une culture commune, mais pas encore une politique et une économie communes. Et cette culture a notamment pour principale caractéristique d’aider à comprendre la complexité des conflits en utilisant les moyens du théâtre. Qu’y a-t-il de plus actuel que Médée ? Une femme originaire d’Asie centrale qui arrive chez nous, qui s’adapte mais qui est rejetée par la société : qu’a donc cette femme, que fait-elle ? Jusqu’où va notre propre tolérance ? Je remarque notamment la résonance de ces messages à l’occasion des débats autour d’œuvres comme Parsifal, qui abordent des choses essentielles.

Vu sous cet angle, une œuvre comme Les Huguenots ne viserait pas à susciter la compassion pour ses personnages, mais à montrer une ivresse collective de la violence, telle qu’elle a récemment éclaté dans les révoltes au Royaume-Uni.

Oui, c’est la raison pour laquelle dans les débats autour de cette production, les gens ne se souvenaient pas de personnages précis, mais seulement de ces sentiments collectifs, qui s’emparent de tous les protagonistes comme un raz-de-marée.

Faut-il alors voir dans l’opéra une institution morale ?

Depuis que je vais à l’opéra, entrer dans une maison d’opéra a toujours eu pour moi des allures d’acte sacré – un engagement personnel ritualisé. Et je crois que cette fonction est aujourd’hui encore plus importante qu’autrefois, en premier lieu parce qu’il n’existe plus guère d’institutions qui transmettent des valeurs de façon crédible, et ensuite parce que l’on n’a sinon plus guère la possibilité de connaître un tel évènement collectif même si les avis divergent. C’est, au sens figuré, une parabole d’une démocratie bien rodée. Car, contrairement au football, il n’y a ici ni gagnant ni perdant.

Dans quelle mesure les productions de la saison passée se sont-elles subordonnées au thème de la tolérance ?

Le programme était conçu autour de trois axes. Outre l’axe Parsifal-Huguenots, nous avions l’opposition entre Kat’a Kabanova et La Finta giardiniera de Mozart, ainsi qu’un bloc formé par Nabucco et Intolleranza. Malheureusement, ça n’a pas marché pour Intolleranza. La production de Christoph Schlingensief devait tout d’abord être donnée en Hongrie, puis montrée chez nous à l’occasion de l’inauguration de la présidence hongroise du Conseil de l’Union européenne – en dialogue avec une version de concert de Nabucco. Mais entre-temps, le gouvernement a changé en Hongrie, et cela n’intéressait pas les nouveaux dirigeants de montrer une œuvre qui se positionne contre la xénophobie.

Vous avez une idée précise du message des œuvres. Voilà qui est susceptible de conduire à des conflits avec les metteurs en scène.

J’ai bien sûr une idée de ce à quoi pourrait ressembler une œuvre si je la confie au metteur en scène Untel. Mais il en ressort parfois quelque chose de complètement différent. Je pars du principe que, une fois déléguée, l’œuvre ne m’appartient plus. En tant que directeur, je prends position à travers la programmation ; les metteurs en scène et chefs d’orchestre savent ensuite ce qu’ils font.

Pourtant, il existe une différence considérable entre engager un professionnel de la mise en scène comme Olivier Py ou un artiste comme Romeo Castellucci, qui a présenté avec Parsifal son tout premier travail à l’opéra.

Et c’est bien pour ça que je ne confierais par Parsifal à Py ni Les Huguenots à Castellucci. Quelqu’un comme Py remet son travail dans les délais impartis, pas besoin de s’en soucier. Avec un plasticien, le travail est complètement différent, ne serait-ce que parce qu’il développe des tableaux et qu’il ne se préoccupe pas vraiment du temps et des contraintes techniques inhérentes à l’opéra. C’est une approche qui pose d’autres exigences à une maison. Tout en présentant précisément d’autres qualités.

On peut aussi lire votre programmation d’une manière complètement différente : non pas une confrontation avec des thèmes, mais un acte d’équilibre entre le goût français et le goût allemand – dans le contexte tout particulier d’une scène de théâtre belge.

Lorsque je suis arrivé à la Monnaie, j’ai commencé par constituer une famille d’artistes européenne : Stefan Herheim, Andrea Breth, Deborah Warner. Je m’inscris parfaitement dans la lignée de mes prédécesseurs Gerard Mortier et Bernard Foccroulle, qui avaient eux aussi constitué leurs familles : Mortier avec les Herrmann, Luc Bondy et Patrice Chéreau, Foccroulle avec par exemple des chefs d’orchestre comme Antonio Pappano et Kazushi Ono. Je crois qu’il est important pour une maison d’opéra d’afficher plusieurs styles. Malgré des productions grandioses, l’opéra de Munich était sous la direction de Peter Jonas trop monolithique à mon goût, par exemple. Mais je ne m’oriente pas non plus vers des quotas nationaux, parce qu’ils ne veulent rien dire : Andrea Breth n’a en effet rien à voir avec le Regietheater allemand. Stefan Herheim est-il un metteur en scène allemand ou scandinave ? Et si nous avons en Belgique des personnes de qualité comme Guy Cassiers et Guy Joosten, il va de soi qu’ils travailleront aussi chez nous. L’idée de famille m’importe davantage : que chefs d’orchestre, chanteurs et metteurs en scène viennent volontiers ici, s’y sentent bien, reviennent, et bâtissent à partir de leurs premières expériences. Et qu’ils apprécient ce que nous pouvons leur offrir.

En quoi consiste cette offre particulière ?

Il y a tout d’abord le système stagione : toute la maison se concentre entièrement sur une nouvelle production. Nous ne sommes pas une maison de répertoire, cela ne marcherait d’ailleurs pas, parce que Bruxelles n’est pas une métropole où les gens viennent voir de l’opéra. Il y a ensuite une dynamique particulière : nous avons toujours eu de jeunes chefs et de jeunes directeurs. Cela crée une autre énergie. Ce n’est qu’ainsi que naît le souhait de faire autrement et mieux les classiques. J’entends souvent les artistes le dire. Nous offrons en outre la possibilité de venir à plusieurs reprises réfléchir au calme dans la maison. Castellucci est par exemple venu plusieurs fois en deux ans pour parler de Parsifal – non en quête de dialogue, mais simplement pour se rendre compte, en le formulant, de ce qu’il voulait. À la Monnaie, on ne met pas l’accent sur les contraintes logistiques, mais toujours sur le projet même. C’est un gage de calme et de profondeur. Et puis il y a encore un autre élément : depuis Mortier, il règne ici un esprit d’équipe. Nous essayons de gommer toujours plus le système de pensée pyramidal. Le numéro un ne peut pas tout décréter. La communication ne peut avoir lieu que par l’implication artistique de chaque collaborateur. Je le remarque en ce moment : tout le monde se fait une joie du retour de La Fura dels Baus, parce que le travail sur la production du Grand Macabre avait été un évènement pour tous. Et puis il y a aussi la bière que l’on va boire ensemble une fois la journée terminée ; à cette occasion, la hiérarchie se fait plus souple et plus perméable.

Vous avez également repris de vos prédécesseurs les distributions qui semblent souvent en parfaite harmonie avec la production concernée, autant du côté des chanteurs que de la mise en scène…

Cela me semble logique. Je me sens ici probablement plus à l’aise que dans une maison comme l’opéra de Munich, où l’on attend que telle ou telle star se produise. Ici, cette contrainte n’existe pas. En outre, nous avons pour avantage que notre maison n’est pas si grosse, et que nous pouvons adopter des distributions plus lyriques et plus légères. Pour Les Huguenots par exemple, on s’est montré très sceptique lorsque j’ai confié le rôle de Marguerite à Marlis Petersen. On disait qu’il fallait une voix plus lourde. Mais je n’aurais pu espérer meilleur résultat. Regardez donc sur Youtube Joan Sutherland interpréter le rôle ! On ne perçoit rien de la séduction inhérente au rôle. Le casting est bien davantage une question d’intuition et de confiance que de chanteurs en réserve. Nous avons aujourd’hui un choix fabuleux de chanteurs !

Avant Bruxelles, l’« opéra de l’année » était Bâle – une maison également sans chef d’orchestre, qui ne fait pas appel à son propre orchestre dans les grandes productions.

À vrai dire, nous ne faisons appel à un orchestre spécial que pour le baroque. Nous avons même donné un très bon Gluck avec Christophe Rousset à la tête de notre orchestre. On est devant une nouvelle génération de musiciens. Dans les cinq, dix, quinze prochaines années, nous pourrons peut-être tout jouer avec nos musiciens. D’autres maisons évoluent également dans ce sens.

Mais il semble tout de même plus facile de proposer une bonne programmation en l’absence d’un puissant directeur musical.

Qu’est-ce donc qu’un directeur musical ? Pour moi, c’est quelqu’un qui serait toujours là. Si l’on veut occuper le sommet de la hiérarchie, il faut être impliqué dans toutes les décisions. Mais d’un autre côté, c’est bien pour un orchestre de savoir que son chef est aussi demandé au Met ou à Covent Garden. Cela renforce sa position et le sentiment de sa valeur. Cette situation exige toutefois une répartition des pouvoirs : je suis là tous les jours, toujours disponible, et c’est donc moi qui prends les décisions. Avec Ludovic Morlot, nous aurons à partir de la saison prochaine un chef qui sera responsable de l’orchestre et qui dirigera les musiciens pendant la phase de changement au niveau du personnel. Un grand nombre de musiciens vont partir en retraite ces prochaines années, et il faudra les remplacer. Nous avons donc besoin d’un chef qui comprenne précisément la chimie au sein de l‘orchestre.

L’orchestre a carrément refusé votre premier chef d’orchestre, Mark Wigglesworth. Avez-vous tiré les leçons de ce désastre ?

J’avais sûrement sous-estimé la tâche. À Amsterdam, j’étais la personne contact de l’orchestre, mais je n’avais pas de responsabilité directe. Là-bas, la situation était difficile, parce que des chefs comme Ingo Metzmacher et Edo de Waart restaient toujours à distance de la maison d’opéra ; ça ne fonctionnait bien qu’avec Hartmut Haenchen, parce que, tout comme Marc Albrecht aujourd’hui, il avait une base solide en tant que chef du Nederlands Philharmonic. Je voulais donc à Bruxelles quelqu’un qui soit présent au moins six mois sur place. Le problème, c’est que l’orchestre s’était vraiment attaché à Kazushi Ono. Et notre orchestre réagit avec susceptibilité lorsque la chimie ne prend pas. À l’inverse d’autres orchestres, comme le Concertgebouw, dont les musiciens ont le sentiment d’être meilleurs que le chef…

La Belgique fait partie des pays très endettés de la zone euro. L’idée de faire des coupes dans le budget artistique guette. Comment se porte la Monnaie dans cette perspective ?

Bien sûr, notre philosophie d’« opéra de la capitale de l’Europe » constitue aussi une protection contre la remise en question de notre existence par le milieu politique – on trouve d’ailleurs également dans le pays le Vlaamse Opera et l’Opéra de Wallonie. Nous avons néanmoins dû entreprendre ces dernières années des coupes douloureuses pour réaliser les économies prescrites. Nous avons eu la malchance de devoir négocier notre budget jusqu’en 2013 en 2008/2009, c’est-à-dire au moment de la grande incertitude financière. Cela nous a contraints non seulement à économiser sur les budgets des productions, mais aussi à licencier quelques collaborateurs – alors que nous comptions encore 492 titulaires en 2000, ils ne seront plus que 422 en 2013. Nous avons dû par exemple réduire le chœur de 50 à 40 chanteurs. Cela n’a bien sûr rien d’agréable, mais la situation actuelle me semble équitable. Sur les 34 millions d’euros de subvention que nous verse le gouvernement, 33 millions sont affectés aux salaires et au fonctionnement de la maison. Ce qui veut dire que la maison est mise à notre disposition et que nous devons veiller nous-mêmes à financer le fonctionnement courant.

Même si les apparences changent perpétuellement, une soirée à l’opéra véhicule une idée de luxe et d’opulence.

Tout à fait, et une maison d’opéra est en ce sens un indicateur d’une société en bonne santé. Je n’ai aucune crainte. Les gens qui peuvent se le permettre voudront toujours du luxe. Sans luxe, pas de culture. Je trouve problématique de dire : il y a la famine en Afrique, alors à quoi bon l’opéra. En tant que théâtre, nous ne pouvons pas aider l’Afrique, mais une société en bonne santé peut le faire – si elle le veut. Bien sûr, l’opéra est élitiste, mais les élites ont toujours changé le monde et enfanté de nouvelles idées. Et l’opéra doit influencer et stimuler cette élite de façon positive. L’Europe ne peut pas devenir indifférente à une forme artistique qui est européenne plus qu’aucune autre. Sinon elle perdra son identité.

Jörg Königsdorf

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