Accumulation et potlach

Accumulation et potlach

Sous le titre « La soif de l’or : L’incroyable trésor amassé par Ben Ali« , Philippe Franceschi, vient de publier sur le site Atlantico un article excellent… et qui en même temps me laisse aussi un peu sur ma faim. Partant du trésor phénoménal amassé par le couple Ben Ali dans le palais de Sidi Bousaïd (on parle de 10 milliards de dollars, soit l’équivalent de la dette de la Tunisie !!!), l’auteur en souligne la totale absurdité et en vient à aborder, de manière un peu abrupte un thème, le potlatch, qui m’intéresse depuis vraiment très longtemps. Comme toute action signifiante et dérangeante d’ailleurs!

Voici la synthèse qu’il fait de ce rituel : « Le potlatch, Marcel Mauss en explique la signification dans son « Essai sur le don : Forme et raison de l’échange dans les sociétés archaïques ».

Le potlatch est un moyen de circulation des richesses, sans marchandage (rien à voir avec le troc), et considéré comme fondamental par les tribus indiennes d’Amérique du Nord qui le pratiquaient.

Au cours d’une cérémonie, les participants s’offrent des objets. Par enchaînement, celui qui offre un présent appelle, de la part de celui à qui il l’offre, un don de rivalité ou contre don, qui portera sur un objet de valeur égale ou supérieure. Et ainsi de suite, jusqu’à ce que l’un des participants, exsangue, dise stop. Au cours du potlatch, celui qui donne le plus acquiert un pouvoir, par la présence de l’autre, dans la consumation pour autrui. Le chef de la tribu est celui qui, comme il est le plus généreux, sort vainqueur du potlatch ».

L’anti potlatch absolu, c’est l’avarice, l’accumulation jusqu’à l’absurde par l’avare de biens dont il ne profite pas et qu’il ne destine en aucune manière à un quelconque partage. L’avare se ferme devant les besoins d’autrui et est indifférent à l’image qu’il pourrait donner : L’autre, le prochain, est nié, il n’existe pas. C’est cet enfermement sur soi que toutes les grandes traditions condamnent (l’avarice est un des sept péchés capitaux dans le christianisme) et elles le condamnent parce qu’il est la manifestation d’une forme d’idolâtrie, d’un culte rendu à l’égo et à sa peur de manquer. L’avare est un homme seul : en se coupant de tout échange, en gelant et en fossilisant des biens, il est sans utilité pour les autres hommes. Il est stérile.

« Dans le potlatch, poursuit Philippe Franceschi, la production et l’acquisition sont déclarées secondes par rapport à la dépense, surtout quand celle-ci est inutile. Les objets donnés perdent leur valeur de marchandise et s’imprègnent de la magie du don. C’est une contestation radicale du primat de l’utilité et de l’accumulation : se perdre en prodigalité plutôt que réserver son excédent à la croissance et accumuler, accumuler, accumuler… Le don est un signe de gloire, et l’objet qu’on donne a lui-même le rayonnement de la gloire. Il tend vers le sacré. Mais est-ce encore compréhensible dans un monde réduit au poids des relations commerciales et de l’utilité ? »

On peut légitimement se poser cette question en effet, quand on voit par exemple la fuite en avant de la FED : est-ce le lointain souvenir des potlatchs des ancêtres de l’Amérique qui la pousse à augmenter une dette qui en devient tellement abyssale que plus personne ne pourra et ne voudra jamais rembourser ?

Cela ressemble furieusement au bluff d’un chef indien qui gagnerait un potlatch en trichant sur sa richesse et en sachant de toute façon qu’il n’en paiera pas le prix. Il s’agit là de prodigalité et de recherche de gloire. Il n’y a aucune magie du don mais plutôt une destruction de valeur liée à la recherche de puissance. Ce sont en effet les citoyens américains qui vont devoir un jour ou l’autre régler l’addition …

Dans un même registre, les subprimes constituent un scandaleux potlatch réalisé par certains aux dépens et aux frais d’autrui.

« Le potlatch met à l’envers notre conception de l’échange et place la valeur, le prestige et la vérité de la vie dans la négation de l’emploi servile des biens… A quand, donc, si notre planète est devenue un village ou une grande tribu, à quand une cérémonie de potlatch qui serait diffusée dans le monde entier par MTV, où l’on verrait les plus grandes fortunes de la planète maintenir leur rang et leur prestige à l’aide de la pratique effrénée du don ? »

C’est ce que Bill Gates et Warren Buffett ont entrepris de faire avec leur fondation distribuant quelques milliards! L’initiative gagnerait effectivement à être imitée pour provoquer d’autres dons, et pour démultiplier les effets de cette forme de bienfaisance. Avec ce type d’action on est aux antipodes de la folie du couple Ben Ali et de celle d’autres tyrans dont il est peut-être permis de se demander si l’une des causes de leur renversement n’est pas leur insatiable cupidité, et cela au moins autant que les aspirations démocratiques des peuples qu’ils gouvernaient.

Ci-dessous une photo sur une cérémonie de potlatch chez les amérindiens du Canada. Les illustrations sont très rares comme les vrais potlatchs dont la très grande qualité a surtout été d’éviter des guerres ….et tant pis pour la destruction des signes de richesse si les hommes échappent aux destructions!

En parlant avec des amis du potlatch, de la destruction de vraies valeurs qu’entraîne l’accumulation de signes monétaires, je me dis qu’avoir des échanges sur des sujets éloignés en apparence de nos préoccupations quotidiennes est important et que c’est un plaisir à cultiver!

Vous trouverez ci-après quelques lignes que m’a adressées Yves Cintas pour prolonger la discussion que nous avons eue.

Potlach et don

La pratique et surtout l’esprit du don, dans les grandes traditions, diffèrent sensiblement de ceux du Potlach. J’ai retrouvé dans mes archives un texte d’inspiration soufie (le soufisme est le courant ésotérique de l’islam) qui peut permettre d’appréhender ces différences. Il s’agit de l’introduction du site du Festival de Fès des Musiques Sacrées de 1999 ou de 2000, introduction écrite par Faouzi Skalli, directeur général de ce festival. Le texte est un peu long. Il cite des personnages vraisemblablement inconnus ou méconnus ici. Mais il est très parlant :

« Interrogé sur le célèbre saint soufi Sîdi Bel Abbès Sebti, le philosophe Averroés répondit : «Sa doctrine se résume au fait que l’univers tout entier réagit (est sensible) au don».

Un jugement bref et synthétique sur la vie d’un homme qui fut traversée par une foi inconditionnelle dans le bienfait du don, de l’offrande pure, dénuée de toute attente, mais dont le retour pourtant finit toujours par se faire ressentir avec une profondeur et un bonheur insoupçonnés.

Il est vrai que certaines sociétés, tel que le fameux «Potlach » l’illustre, se fondaient essentiellement sur le don. Comme il est vrai que dans la plupart de nos sociétés actuelles, la notion de profit est érigée comme principal moteur de rouages économiques, ou socioculturels. Parler dans ce contexte de la notion de l’offrande pourrait sembler relever d’un pur angélisme sinon, en tout cas, d’un esprit bien peu pragmatique.

Mais à une époque où émerge cependant la notion qu’une approche obsessionnelle du profit peut déboucher sur de véritables catastrophes environnementales ou sociales et certainement sur une crise de valeurs, il est légitime, voire nécessaire de s’interroger.

Si aussi, à l’instar de ce saint soufi, au lieu seulement de prendre, on apprenait aussi à donner ? Si une culture du don avait cette qualité mystérieuse de pouvoir agir sur les lois secrètes d’une société, d’en libérer la force, les potentialités et l’énergie ? Car le don véritable n’est pas seulement d’ordre matériel. C’est le don par lequel on renonce à une vision, ou une action étriquée et ego-centrée, pour se tourner vers une altérité, une ouverture à l’autre, à la société.

Dans une culture du don et de l’offrande, notre regard se porte vers tous ceux qui, proches ou lointains, peuvent attendre de nous un geste, aussi modeste soit-il. Si nous suivons les enseignements de Sîdi Bel Abbés, il pourrait être loisible – et en tout cas encourageant à imaginer – que cet impact de l’offrande, dans la mesure où elle est faite dans un certain état d’esprit, pourrait être immense. Un peu, peut-être, comme cette étonnante image de l’ « effet papillon » dont le physicien lauréat du Prix Nobel, Prigogine illustre sa théorie : l’effet de battements d’ailes d’un papillon, nous assure-t-il, pourrait dans certaines conditions spécifiques produire (ou induire) une bourrasque à des milliers de kilomètres de distance.

Les organisateurs du Festival de Fès se sont pris cette année à rêver au versant invisible d’un tel phénomène. Le Festival souhaiterait pouvoir déjà être lui-même un don, une offrande. Il ne pourrait mieux tenter de réaliser ce voeu qu’en oeuvrant, à sa modeste place, pour que s’élève dans le ciel printanier de Fès, une semaine durant, un bouquet de chants et de musiques du monde comme autant de dons et d’offrandes sacrés. De tels chants ne peuvent que probablement toucher le coeur des hommes et donc par cela même « influencer l’univers ».

De quelque façon que l’on s’y prenne, il semble bien que Sîdi Bel Abbés ait définitivement raison ! »

Avec ce texte, on est dans une autre approche du don que celle qui est propre au Potlach. Il n’y a pas de rituel. Pas de contrat. Pas d’échange. Pas de bénéficiaire identifié ou identifiable. Pas de prestige à acquérir. Pas de magie. On est dans une démarche spirituelle où le don, l’abandon, le pardon sont centraux. C’est dans ce même esprit que le Père Ceyrac avait par exemple fait sienne cette maxime hindoue : « un jour passé sans donner est un jour perdu. »

Quelles que soient cependant les différences dans l’intention, dans la forme, dans l’inévitable transformation que connaît le donateur, ce qui compte est que les résultats sont finalement les mêmes socialement ou collectivement : les biens et richesses ne sont pas retenus, arrêtés par des barrages. Ils peuvent donc remplir leur rôle qui est de circuler et d’irriguer le monde.

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