Baudrillard is back

Baudrillard is back

Reims a organisé tout au long du mois d’octobre une série de manifestations sur le thème « Baudrillard is back », en l’honneur de Jean Baudrillard, mort en 2007, et connu dans le monde entier. Le mercredi 21 octobre, j’ai pour ma part été invité à un colloque de la Reims Management School. « Crise des valeurs, crise du capitalisme, crise du sens, crise de la réalité, extase de la spéculation, déchéance du politique, envahissement de la virtualité : l’actualité ne nous invite t’elle pas à lire ou à relire l’œuvre de Jean Baudrillard ? »
Etaient conviés Marc Guillaume, François L’Yvonnet, Bernard Ramantsoa (HEC), Edgar Morin, d’autres sociologues, anthropologues… et moi. Bien entendu, j’ai un peu vite dit « chiche » et je me suis sauvé en faisant du Mallart assez improvisé que vous pouvez lire ci-après.

Une lecture de Jean Baudrillard
Alain Mallart
Reims, 21 octobre 2009

On peut se demander ce qu’un entrepreneur dans les énergies durables, bref, un capitaliste se parant de bonnes intentions, peut ajouter comme pertinence à un débat sur Jean Baudrillard. C’est suite à une rencontre avec Marine Baudrillard découvrant mes notes gribouillées sur mon exemplaire de « La transparence du mal » que j’ai accepté de rejoindre un cénacle d’universitaires, milieu dont ma vie d’entrepreneur me tient très éloigné.

Peut-être, comme Jean Baudrillard, me suis-je senti assez atypique pour parler d’un sociologue énigmatique, d’un artiste philosophique non identifié, puisque Jean Baudrillard s’est très vite détaché de la sociologie à laquelle il reprochait son réalisme et s’est lui-même davantage considéré comme un anthropologue.

Un avenir radieux

Comme beaucoup de lecteurs de ma génération, celle de 1968, je l’ai d’abord découvert dans ses écrits sur « La société de consommation ». En 1970, descendant d’une lignée de compagnons du Tour de France, casé dans une banque d’affaires, j’étais un sage lecteur de Tocqueville et de Raymond Aron. Il était alors stimulant de lire Edgard Morin, Roland Barthes, d’écouter Henri Lefèvre sur la vie quotidienne, même s’il était marxiste et qu’on était libéral, d’aller sur les traces de Michel Leiris en pays Dogon , ou de lire « L’essai sur le don » de Marcel Mauss.

En 1970, au moment ou est paru « La société de consommation », la pensée marxiste était pour moi en voie d’extinction et on ne parlait pas de crise économique. On croyait à un avenir radieux qu’on voulait tous différent. A l’Est, les vrais combats à mener pour la liberté, à l’Ouest, une révolte libertaire. La remise en cause jubilatoire des mœurs coincées de l’époque me plaisait énormément,mais je tenais ferme pour la lucidité d’Aron

En 1990, nouvelle rencontre avec Jean Baudrillard, avec la découverte de « La transparence du mal ». J’ai été époustouflé par un style qu’Alain Gauthier, probablement présent ici, a résumé dans une magnifique formule : « une remontée fulgurante vers la source du concept, une pensée réticente à l’égard de tout système, complètement accrochée à l’air du temps. »Radicale……

Bien des « évidences » à désagréger

Mes copains de l’époque 68, sont pour la majorité devenus les piliers de « la génération inoxydable » (de Michel Cicurel). Après avoir consommé les utopies, ils ont consommé, pour la plupart jusqu’à ce jour, les produits et spectacles standardisés qu’ils avaient tant décriés.

Ils ont appris à leurs enfants à les apprécier à tel point que ceux-ci se sont endettés et ne se sont pas arrêtés de consommer, du moins ceux qui le pouvaient…

Et nous de même, puisque les dettes de notre pays atteindront 84% du PIB de cette année en France. Des dettes dont on reparlera en 2012, quand elles seront montées à 120% du PIB. Et nous ne sommes pas les seuls!

A l’opposé de la génération précédente où les patrons avaient eu le sens de la mesure et le souvenir des guerres et des restrictions, et un peu honte donc de leur réussite (Maffesoli), cette génération s’est sentie tellement libérée qu’elle a joui sans entraves de toutes ses prérogatives pendant une période faste, à la fois au comptant et à crédit. Elle a oublié que l’Occident n’était qu’une partie du monde et que le modèle occidental souffrirait à l’ouverture des frontières lorsque la Chine s’éveillerait et que la mobilisation intellectuelle de l’Est contre l’Ouest s’arrêterait avec la chute du mur.

Ce qui m’intéressait, c’était déjà que faire. Je me suis lancé, au début des années 1970, dans le recyclage des déchets de cette société de consommation. C’était assez neuf, conforme au Club de Rome et cela m’a valu le nom d’écolo-capitaliste. Je devrais ajouter que c’est pour la première fois, avec «nos» déchets….. que j’ai commencé à accéder à un certain confort matériel!

Mon moteur n’était pas de consommer mais de créer des projets avec « mes camarades », puis avec des équipes, ce que j’ai fait tout ma vie, sans jamais être unidimensionnel, et en essayant de rester toujours « décalé ».

Jean Baudrillard est enseigné à HEC, dans le séminaire « Apprendre à Oser » et bien entendu, dans toutes les écoles de management (et aujourd’hui honoré à la Reims Management School) pour la partie sociologique de son œuvre. J’espère pour ma part qu’il désagrège, chez nos jeunes étudiants, bien des évidences.

Des intuitions fulgurantes…

Mon intérêt pour lui est devenu plus stimulant pour l’imagination et la réflexion, à partir de la parution de « La transparence du mal » au moment où, dirigeant un grand groupe industriel français (j’avais pris du galon !), j’ai pu mesurer en tant qu’acteur, à la fois victime et bourreau, l’effet sur mon groupe et ma vie de la cruauté des crises et de la force avec laquelle le dérèglement des choses vous tombe sur la tête.

Bref, ce livre épatant du nouveau Baudrillard, avec des intuitions fulgurantes, une jouissance à parler du merdier à venir, n’offrait cependant pas de solutions car Jean Baudrillard n’en avait rien à faire.

Mais les livres de management – je m’adresse aux étudiants présents – n’offrent pas non plus de solutions; ils exercent à penser qu’il y en a. Vous comprendrez, dans ces conditions, que j’ai préféré la lecture de Jean Baudrillard et aussi, voyager, affronter d’autres cultures, bref, apprendre à ne pas « fonctionner » selon des modèles qui n’existent pas.

Les bons élèves de la finance ont surtout réussi à produire des pyramides de dettes, et ceux du marketing, une surconsommation fébrile et une accumulation de faux besoins.(Florence Noisille,» J’ai fait HEC et je m’en excuse»)

Un entrepreneur a le souci de contribuer au progrès de la société. Il le dit ou le fait, et quelquefois les deux… Comment dès lors peut-il avoir de la sympathie pour une œuvre qui tourne autour de la jouissance de voir le monde aller à sa perte, comme le dit Jacques Donzelot ?

… Et pas de solutions

La vertu de Jean Baudrillard est en fait de nous éveiller, voire de nous exciter. A nous de nous débrouiller avec le reste… dont une bonne part est virtuelle ! Pour ma part, je n’avais pas mesuré que les crises deviendraient régulières, continuelles, d’origines diverses et que le métier d’entrepreneur pour moi, ou de prophètes pour les politiques et les pauvres économistes, deviendrait si difficile à assumer. Comme disait Pierre Dac la prévision est difficile surtout en ce qui concerne l’avenir.

« L’accélération de tous les échanges politiques, économiques, sexuels, nous a apporté une vitesse de libération telle que nous avons échappé à la sphère du référentiel, du réel et de l’histoire. »(Jean Baudrillard)

L’excroissance de tout a conduit la planète à avoir un milliard de pauvres qui touchent moins de 1 US$ par jour et 25% de l’humanité qui vit avec moins de 2 US$ par jour, bref, 50% de la population mondiale vit avec 3% du PIB mondial. Pour le confirmer, 1% des plus riches américains ont une fortune équivalente à celle de 96% de la population. Est-un problème d’excroissance économique ou un problème politique ?

Est-ce que les chiffres ont encore une signification ? 60 000 milliards d’ US$ de PIB Mondial et une dette publique mondiale de 35 911 bn US$ (je vous résume les zéros et la crise va faire flamber les chiffres). Nous avons des dettes pour quelques générations. A moins que le choix de la planète soit qu’on ne paie plus jamais ces dettes. Un report éternel ? Tout est virtuel sauf les conséquences du virtuel.

Est-ce que les prophètes de la fin de l’histoire, Hegel ,Marx ou Elias Canetti, que j’aime beaucoup, vont être remplacés par ceux du G20 ?

Est-ce que le G20 se préoccupera du mal plutôt que de parler des malheurs ? Qu’est-ce qui est vrai dans la profusion des chiffres et des pronostics ? Les présages de la Transparence du Mal sont devenus notre ordinaire. Le terrorisme et maintenant la piraterie, les catastrophes naturelles et les pandémies deviennent notre quotidien et augmentent l’addition.

Une énergie inépuisable

« L’excroissance de tout ne donne pas lieu au sacrifice mais seulement au déchet » (JB).

Je reviens par cela à mon métier : via Jean Baudrillard qui parle pour moi (je cite la Transparence du Mal): « la catastrophe qui nous guette n’est pas celle d’un épuisement des ressources. De l’énergie sous toutes les formes, il y en aura de plus en plus du moins dans le cadre d’une échéance temporelle au-delà de laquelle nous ne sommes plus humainement concernés. L’énergie nucléaire est inépuisable, l’énergie solaire, celle des marées, des grands flux naturels (jusque là cela me va, j’ai du travail) et même celle des catastrophes naturelles, des séismes ou des volcans, est inépuisable : on peut faire confiance à l’imagination technique. (Merci pour moi !) Ce qui, par contre, est dramatique, c’est l’emballement du système énergétique lui-même qui peut produire une dérégulation meurtrière à une échéance très brève.» (On est d’accord)

Bien sûr, j’ai écouté – pas seulement Jean Baudrillard – et je fais de l’électricité avec le soleil. J’essaie de conserver, aujourd’hui dans la mode et demain dans la bulle écologique, ma lucidité et, comme Jean Baudrillard, je pense que les lignes à haute tension…. et les éoliennes devraient souvent être enterrées !

Comment nous sauver ?

Jean Baudrillard avait une bonne réponse, valable pour lui et pour nous tous aujourd’hui réunis en tant que privilégiés à l’occasion de ce colloque : « il n’y a pas à chercher une issue, progressiste ou réaliste, il y a seulement la nécessité de garder un regard non pas critique (cette nécessité est dépassée) mais ouvert et lucide. » Cela, on peut le faire dans un fauteuil, confortablement.

Et si le problème d’aujourd’hui restait, hélas, encore posé en termes de consommation ? Pour les écolos, il s’agit de consommer mieux, pour les utopistes, de consommer moins. La notion d’utilité n’a plus beaucoup de sens.

La dernière crise économique peut se résumer de la manière suivante : le consommateur américain a consommé plus que ce qu’il pouvait dépenser grâce à un système financier cupide. Le consommateur chinois ne consomme pas assez et, pour de mauvaises raisons politiques, doit épargner par peur de son avenir. Au total le système mondial n’arrive donc pas à fonctionner. Et si nous parvenons à nous sauver grâce aux consommateurs chinois, et au prix vraisemblablement d’une horreur écologique, ce sera en même temps un « bonheur » économique pour ceux qui travaillent simplement à couvrir leurs besoins.

La société de consommation ne produit plus de mythe, elle est devenue elle-même son propre mythe. (Jean Baudrillard)

Fin de Partie

Je cite Edgard Morin : « Baudrillard a cette idée, non pas qu’on est proche de la fin, mais que la fin est déjà là et il vit une apocalypse de père tranquille. » Déjà le prince Salina, dans « le Guépard » de Lampedusa disait dans son palais : « il faut que tout change pour que rien ne change. »

« Plus personne ne croit au réel ni à l’évidence de sa propre vie » a écrit Jean Baudrillard. Pour lui, la croyance est une valeur faible.

Il n’y a pas de place chez lui pour une éthique de la sollicitude dont parle Paul Ricœur (j’ai été, pendant 10 ans, l’actionnaire accompagnateur de la Revue Esprit) et, bien sûr, son dés-espoir n’est pas ma tasse de thé.

Il semble à l’incorrigible amoureux que je suis qu’il y a toujours quelque chose à faire pour les siens, ses amis, pour les enfants qui meurent de faim, les malades ou les pauvres. L’entrepreneur irréductible que je suis également, se bat pour les salariés qui lui font confiance, pour le progrès et même pour les actionnaires… et pour l’Etat qui attend des impôts de son activité,

J’acceptais mal le principe selon lequel la sollicitude ne fait que redoubler la misère. « Nous ne tenons plus que le discours de la misère, la communauté internationale fait semblant de se mobiliser mais l’extermination suit son train. »

Jean Baudrillard me fait douter de mes sentiments car je constate, avec lui, que le laminage de la classe moyenne est en place dans la planète, et plus gravement que nous tenons seulement « le discours de la misère.» Et « le fait est que la croissance de nos sociétés dérive vers une forme d’excroissance et de disqualification mondiale dont plus personne n’est maître. »

Est-ce qu’une des fins de l’histoire n’est pas dans le présage de Tocqueville sur l’uniformisation : « c’est parce que les gens sont individualisés et égaux en droit qu’ils deviennent indifférents les uns aux autres » ?

Bien sûr, toute l’histoire de ma vie est, sera, de résister à cette indifférence. Que faire?

Alain Mallart
Président d’Energipole

Puisque je suis le dernier orateur, avant que nous passions à table je voudrais très simplement ajouter ces quelques mots.

J’ai aimé que Jean Baudrillard soit parti en Californie comme Rimbaud en Abyssinie (où ai-je lu cela ?) qu’il ait été photographe , qu’il ait créé une controverse géante dans le monde de l’art contemporain, qu’il ait aimé boire des margaritas et des caipirinhas!

Je suis très sensible au fait que ce stoïcien irréductible, radical, lucide et gai pataphysicien, dont la pensée m’apparaissait comme un bouclier, ait affronté sans se plaindre le «vrai» cancer qui l’a emporté, très touché qu’il soit toujours présent dans le cœur de Marine Baudrillard et qu’il bénéficie toujours et encore de votre part d’une amitié ou d’une admiration… non virtuelles.

Chacun son destin

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