L’art du marché : réflexions de Pierre Nahon sur l’art contemporain

J’ai piqué à Mon ami Pierre Nahon ce papier sur l’art contemporain. Comme J’ai trouvé son analyse pertinente et aussi polémique qu’il en a l’habitude, j’ai souhaité la partager. Je la mets donc en ligne en espérant que ceux qui veulent en savoir plus lisent  au moins « l’art comptant pour Rien » chez Ramsay ou « Pour la Galerie » chez Belfond.

Rien n’est plus séduisant pour l’esprit que l’idée de la mort de L’art. Cette  rengaine date de 1895, année de la première exposition de Cézanne à Paris que les bons esprits considèrent comme la préfiguration de la fin.

De quoi parle-t-on ? On se bat toujours pour savoir ce qu’est l’art, sans bien mesurer qu’il est simplement et exactement le contraire de ce qu’il n’est pas. Les almanachs et nomenclatures se succèdent, ajoutant, non sans mélancolie, une définition à une autre. Du joli mot de « art », on n’ignore rien des usages sexuels, bordéliques, cliniques, linguistiques – Figurez-vous, malgré les Franchouillards qui se sont ingéniés à blanchir l’art avec une ardeur égale à celle des religieux qui contestent Darwin, l’art moderne est d’origine africaine.

Les Nègres qu’on a pris pour les derniers des derniers bourricots, les Nègres qui continuent d’éprouver, à défaut du rythme parfois, le racisme à même la peau, auront comme dernière humiliation connue celle d’être responsables (aux yeux de la société des marchandises aléatoires de masse et de ses techniques d’abrutissement) de la dernière discipline élitiste.

Oui, l’art est élitiste : il n’est pas divertissement, il suppose une éthique et une érotique de la connaissance, c’est comme ça. Personne ne se demande si. la poésie grecque est élitiste, tout de même. Si ? ça commence ? Eh bien l’art c’est pareil. Qu’il soit déjà le foyer actif de centaines de manifestations est un signe éloquent. L’art n’existe pas. Il y a des manifestations artistiques et des personnes pour les inventer. La programmation de la Biennale de Venise n’est pas celle de Lyon. Celle de Bâle différente de Miami. L’activisme politique de Christies ne donne pas dans l’hédonisme ludique de Maître Binoche.

Voilà : les lieux et les êtres vivent de leurs différences et de leurs contradictions. Qu’on s’en inquiète n’est pas bon signe, jamais les amateurs n’ont été si jeunes, jamais les jeunes artistes plus nombreux, et sous prétexte que la télévision regarde ailleurs (ce qui est sa définition même : « télévision : système politico-optique qui regarde ailleurs ») , on s’inquiète pour la santé du non malade. C’est une conduite touchante de mère. Pas une analyse.

En fait, des amateurs, des collectionneurs, des artistes, il y en a trop

L’art est une nouvelle industrie. Comme celle des loisirs, née il y a quinze ans. Avec d’autres moyens, mais c’est le même principe.

Collectionner l’art contemporain fait désormais partie d’un « life style », qui attire de plus en plus de gens. Et cela contribue à la spéculation sur un marché qui ne peut fonctionner que s’il y a de nouveaux acheteurs.

Collectionner est devenu un métier à plein temps. Les rentiers s’en occupent.

Droite, gauche… et les arts

Dans la course à la présidence qui s’inaugure, les candidats qui se détachent ne semblent pas nourrir une réflexion très précise sur la question des arts et de la culture.

On peut craindre, à droite, une idéologie trompeuse de l’efficacité suggérant des réformes portées moins par une réorganisation nécessaire de notre tradition que par la soumission de la culture à un découpage sociologique. Soit une conception étroite, non contradictoire et de courte portée de l’utilité.

Offrir à chaque consommateur ce qu’il est en droit ( ?) d’attendre, là où il est, là tel qu’il est. La culture devient alors le prêt-à-porter, croit-on curatif, des malaises sociaux.

On peut craindre, à gauche, l’emportement d’un discours inversé sur « les valeurs ». Fonder une politique sur les valeurs ? Ne serait-il pas préférable de fonder des valeurs sur une politique ? Quand une valeur est affaiblie, contestée, voire méprisée, c’est qu’elle a perdu collectivement l’usage commun qui, concrètement, en fondait la nécessité et la pertinence.

L’usage est ici ce qui vérifie la nécessité. La perte de cet usage peut créer un vide et générer une violence, certes, mais on ne la rétablira pas en appelant seulement la valeur de… la valeur !

C’est pourquoi le débat ne devrait pas seulement porter sur la politique de la culture, mais aussi sur les antécédents culturels de toute politique.

Dans ce débat – aura-t-il lieu ? – la place de l’art est plus centrale que ne le disent les discours officiels qui se réfugient volontiers dans le piège du multiculturalisme. Car, il faut le rappeler, l’art est ce qui divise avant de réunir. Cette singularité que n’a pas la culture – L’art est l’exception, la culture est la règle – a, secrètement peut-être, une fonction politique. Et ceci n’est pas une question de goût, une division de l’appétence. Le scandale de l’art ne tient pas à ce qui peut apparaître ici ou là comme scandaleux. il ne tient pas à ses modes vite fanées de provocation ; c’est d’abord que l’art lie la joie à l’innommable. Voici ce qui divise. L’art est la fouille du divisé, il en est l’incessant rappel public. Cela est particulièrement sensible des arts plastiques dont l’origine se situe dans l’examen des forces contradictoires qui constituent l’humanité. C’est l’héritage. Le rappel de l’aporie ancestrale, sous les formes les plus diverses, exige le débat au terme duquel une vie commune peut s’envisager. Ce qui divise, n’est ni de l’ordre du goût ni de l’ordre de l’opinion

On confond trop souvent la mise en scène du consensuel avec le populaire. Il y a là une hypocrisie assez méprisante. Car il est des moments où l’improbable se fait plus familier : une reconnaissance a lieu. Voici alors que l’œuvre se fait populaire ; il y a un devenir populaire possible de l’improbable. Un ami, acteur raconte qu’à la fin d’un spectacle, un jeune homme, pas un habitué du théâtre, vint lui demander : « C’était quoi ta musique quand la fille danse sur l’auto-tamponneuse, c’était cool ?!

– C’était Bach ! »

L’anecdote indique qu’il ne faut jamais préjuger d’une réception quand on a confiance dans la qualité de l’œuvre proposée. Une culture du politique commence avec cela: savoir qu’on peut se réconcilier avec soi-même et avec son lointain (Bach pour ce jeune homme) à la condition de ne pas nier ce qui divise et de ne pas mépriser ce qui réconcilie. Il s’agit d’entendre le mouvement possible de chacun, Or, on ne peut espérer aucune réconciliation d’un divertissement manufacturé et attendu. Le jugement se concluant par « ce n’est pas pour eux » a le mépris pour racine. Une oeuvre forte est pour tous à condition d’accepter qu’elle n’est pas pour tout le monde en même temps. L’expérience prouve que le plus improbable est parfois le plus convaincant pour ceux-là mêmes qui s’en pensent les plus éloignés.

En art, le populaire est rarement là où on le croit.

Or, l’efficacité de l’art – qui peut être réelle – tient à cette confiance et, pour une part, à ce hasard. Il s’agit donc de créer les conditions de possibilités de cette surprise, souvent décisive. En art, l’improbable est la règle et le plus sûr moyen de conquête.

Une politique de la culture doit comprendre comment l’usage d’une valeur n’est pas une leçon mais une rencontre.


Pierre Nahon, amateur d’art

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